Quand on fait écrire sa vie par une tierce personne, on peut légitimement craindre de s’en sentir dépossédé. On peut aussi avoir peur que l’ensemble ne nous ressemble pas vraiment. En tant que biographe, je vais vous expliquer ici comment je tente d’éviter ces écueils à travers un exemple : le choix de la première ou de la troisième personne pour construire le récit.
La première règle de base est de se mettre d’accord avec celui qui raconte sa vie. Difficile néanmoins de se prononcer pour l’une ou l’autre option lorsque l’on reste dans la théorie. C’est pourquoi j’écris toujours les deux premiers chapitres, issus du premier entretien, à la première et à la troisième personne. Aussi la personne concernée peut-elle vérifier concrètement où va sa préférence et dans quel type de récit elle se sent le mieux représentée. Je vais utiliser un extrait du deuxième chapitre de l’une des biographies que j’ai écrites pour que vous mesuriez vous-même les changements de réception qu’engendre l’utilisation du « je » ou du « elle ». Dans cet exemple, il s’agit de la biographie d’une femme née en 1926. Dans l’extrait qui suit, il est question de la Seconde Guerre mondiale.
« Si le rire s’emparait si facilement de ces jeunes esprits en 1946, c’est que la guerre avait pesé sur eux comme une chape de plomb. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Yvette suivait l’enseignement prodigué par l’École pratique. Elle y apprenait la comptabilité, le commerce, l’histoire-géographie… Un jour, elle remarque l’absence d’une de ses camarades. Comme ses amies et elles s’interrogent, on leur répond que le frère de leur camarade a eu des ennuis. Le lendemain, l’écolière revient. De son frère, plus personne ne parle. C’est seulement à la fin de la guerre que tout le monde apprend ce qui est arrivé au jeune homme. »
« Si le rire s’emparait si facilement de nos jeunes esprits en 1946, c’est que la guerre avait pesé sur nous comme une chape de plomb. Je me souviens d’un jour où j’étais encore à l’École pratique. Nous y apprenions la comptabilité, le commerce, l’histoire-géographie… Un jour donc, une de nos camarades était absente. Comme nous nous interrogions, on nous avait répondu que son frère avait eu des ennuis. Le lendemain, elle est revenue. De son frère, nous n’avons plus entendu parler. Elle-même ne l’évoquait jamais. C’est seulement à la fin de la guerre que nous avons su ce qui lui était arrivé. »
Après lecture des deux versions du début de leur biographie, la plupart des personnes optent pour le « je ». Il faut savoir que l’une de leurs motivations premières est de s’adresser à leurs proches pour leur léguer une forme d’héritage non matériel. Or, la première personne permet une proximité avec son lecteur bien plus grande que la troisième. La mise à distance qu’engendre l’usage de la troisième personne a également son intérêt. Mais, la plupart du temps, le narrateur et son biographe cherchent ensemble le moyen de produire un récit incarné. Cela passe par la traduction des émotions, par le sens du détail et, bien souvent, par l’utilisation du « je ».